Archiv der Kategorie: Geschichte

Ukraine : les effets de la crise dans le Donbass ; compte-rendu d’un colloque organisé pour les 20 ans du Forum Ost-West

Le 26 novembre dernier, le Forum Ost-West a organisé dans le cadre de son vingtième anniversaire un colloque sur les enjeux liés au conflit en cours dans le Donbass ukrainien. A ce titre, différents intervenants du monde universitaire et de la presse se sont exprimés sur la question, ce qui n’a pas manqué de susciter réactions et débat.

Dans un premier temps, Max Schmid – seize ans correspondant de la radio suisse-allemande à Moscou – est revenu chronologiquement sur les principaux événements de la crise ukrainienne depuis le début des manifestations sur la place de l’Indépendance à Kiev fin novembre 2013.

Deuxièmement, Gerhard Simon – professeur d’histoire à l’université de Cologne – a présenté les origines de la crise ukrainienne depuis la fin de la guerre froide, origines liées à un écartèlement politique, économique et culturel du pays entre deux sphères d’influences dans le temps long, celles européenne et russe, avant de préciser la situation des principaux acteurs en conflit dans le Donbass (i. e. les rebelles sécessionnistes armés par la Russie et l’armée ukrainienne). M. Simon a ensuite terminé son discours en épinglant la politique néo-impérialiste de V. Poutine quant à l’Ukraine et ses conséquences sur la société civile et les politiques du pays à court terme : un renforcement du sentiment national ukrainien.[i]

Troisièmement, Marcus Bensmann – un journaliste allemand – a fait un compte-rendu d’un récent déplacement dans le Donbass. Ce journaliste a été frappé, entre autres, par l’omniprésence de la propagande russe sur les chaînes de télévisions locales et la présence, dans la région, de nombreux Russes issus de la société civile : médecins, scientifiques ou encore journalistes. M. Bensmann a complété son témoignage en revenant sur la situation délicate de l’Ukraine dans cette crise. Comment faire de l’Ukraine un Etat démocratique et indépendant à long terme – objectif ouvertement soutenu par l’ancien oligarque russe M. Khodorkovski, arrivé récemment sur la scène politique – alors que, suite à un refus de l’Afrique du Sud, Kiev devra éventuellement faire appel à du charbon… du Donbass ou russe pour affronter l’hiver ?

Pour conclure, Roman Berger – un journaliste et éditeur suisse fraîchement rentré de Moscou – a présenté quelques échos russes relatifs à la crise ukrainienne. Il a constaté, par exemple, que certains Russes issus de la classe moyenne supérieure, traditionnellement anti-Poutine et libérale, soutiennent la politique du président russe en Ukraine, cette dernière apparaissant comme légitime. La question d’une éventuelle légitimité du retour russe sur ses anciennes terres d’empire a d’ailleurs suscité débat et effervescence parmi les intervenants et le public in fine : dans quelle mesure ce retour est-il une conséquence de la politique occidentale en Europe centrale et orientale qui se traduit par un lent mais inexorable déplacement vers l’Est de l’Union européenne et de l’OTAN, perçu comme agressif par Moscou ?[ii] Que pensent les Russes des peurs des anciens pays dominés par la Russie quant au renouveau impérialiste russe ?

Georg Dobrovolny, directeur du Forum Ost-West, a conclu à ce propos : « L’avenir du Donbass concerne l’avenir de l’Europe. La Crimée était une proie facile, mais quid de la suite ? Les services secrets du Kremlin mènent en ce moment une politique de désinformation auprès de certains partis populistes en Europe afin d’affaiblir l’Union européenne, de la désintégrer et de la ranger à terme dans la grande vasque impériale russe. »

 

Frédéric Steputat, La Croix-sur-Lutry, Suisse, ce 4 décembre 2014.



[i] Plus précisément, l’exposé de M. Simon a comporté treize idées forces, s’articulant autour des quatre points suivants : la continuité entre la Révolution orange et celle de Maïdan, les acteurs du conflit dans le Donbass, la doctrine de la « souveraineté limitée » de V. Poutine quant à l’«étranger proche» de la Russie et les buts actuels de la politique ukrainienne.

[ii] M. Bensmann s’est, par exemple, insurgé contre ce point de vue. Selon lui, l’élargissement de l’OTAN à l’Est a toujours associé la Russie au processus, ne s’est jamais fait au détriment de Moscou.

La « Nouvelle Russie » et la crise ukrainienne

Durant l’année 2014, l’expression « Nouvelle Russie »i s’est gentiment enracinée dans la rhétorique des insurgés pro-russes du Donbass, ainsi que dans les discours du président russe Vladimir Poutine. Quelle est l’origine historique de ce terme et pourquoi ce dernier émerge-t-il dans le sillon du conflit ukrainien ?

Au niveau historique, la « Nouvelle Russie » représente administrativement les territoires conquis au 18ème siècle par la Russie impériale de Catherine II sur l’Empire ottoman. Ce territoire comprend alors la Crimée et le Sud de l’actuelle Ukraine, à savoir un ruban maritime s’étendant d’Odessa aux confins du bassin de la mer d’Azov, ruban large de quelques centaines de kilomètres et longeant principalement les côtes de la mer Noire. Après leur annexion par l’Empire russe et jusqu’à la révolution d’Octobre, ces terres seront graduellement colonisées par les Russes, de grandes villes seront fondées, à l’image d’Odessa, perle sudiste du grand collier impérial, lovée sur les rivages doucereux du Pont-Euxin. Durant l’époque communiste, la Nouvelle Russie sera transférée à l’Ukraine soviétique et souffrira d’une décrue démographique majeure durant les tragédies des années trente, avant qu’elle ne se repeuple lors de l’industrialisation à marche forcée de la région. Avec la chute de l’URSS, les terres de la Nouvelle Russie – où la langue russe est aujourd’hui encore profondément ancrée mais n’est néanmoins pas majoritaireii – resteront dans le nouvel Etat ukrainien indépendant, Etat dont les frontières sont garanties par les traités de l’après-guerre froide.

Néanmoins, la Nouvelle Russie va faire reparler d’elle depuis la révolution de Maïdan, l’ « avalement » de la Crimée par la Russie et le conflit sécessionniste en cours dans l’Est de l’Ukraine. Au mois de mai 2014, la base politique des sécessionnistes du Donbass réunis en congrèsiii déclarent la formation d’un nouvel Etat autoproclamé s’appelant « Novorossia » ou Nouvelle Russie en français, Etat non reconnu par la communauté internationale, qui prendra officiellement le nom d’ « Union des républiques populaires » à la fin du mois de juin. Néanmoins, la couverture territoriale de cet Etat ne comprend pas la plupart des anciennes terres de la Nouvelle Russie de l’époque impériale : l’utilisation récurrente de ce terme par les élites du Donbass se fait, entre autres, à des fins de propagande et dénote une volonté de légitimer par l’utilisation d’une expression historique forte le début du dépeçage de l’Ukraine et la récupération de certains territoires russophones se situant hors de Russie. D’ailleurs, l’idéologue du parti Nouvelle Russie, le jeune Pavel Goubarev, né en 1983, espère à terme un regroupement au sein d’une hypothétique fédération de tous les territoires ayant appartenu historiquement à la Nouvelle Russie. Dans un tel cas, l’entier des côtes nordiques de la mer Noire serait derechef dans l’orbite russe, coupant ainsi l’Ukraine d’un accès à la mer, ce qui soulèverait, entre autres, de nombreux enjeux économiques et stratégiques, tant au niveau régional qu’international.

Quant à Vladimir Poutine, il ne reconnaît officiellement pas l’Union des républiques populaires et préférerait voir se régler le conflit du Donbass par une fédéralisation accentuée des institutions de l’actuelle Ukraine. Inversement, le président russe n’hésite pas à instrumentaliser le terme « Nouvelle Russie » dans ses discours sur l’Ukraineiv et soutient militairement la rébellion dans le Donbass. Il est certain qu’un rétablissement politique à terme du territoire historique de la Nouvelle Russie apparaît comme un objectif intéressant mais risqué pour Vladimir Poutine si l’Ukraine venait à sortir de sa zone d’influence : au niveau international, la Russie consoliderait ses « marches » méridionalesv, tenant ainsi l’Occident en respect dans une zone considérée historiquement comme stratégique pour Moscou. Mais, au niveau intérieur et à court terme, flatter la mémoire des Russes en mentionnant l’époque de certaines gloires impériales permet d’abord au président russe de consolider son pouvoir à un moment où l’exercice de ce dernier relève de nombreux défis.

Frédéric Steputat, M.A. I. S., La Croix-sur-Lutry, Suisse, en novembre 2014.

i En russe « Новороссия » et en ukrainien « Новоросія ». ii Sauf en Crimée. Dans les autres régions de l’ « ancienne Nouvelle Russie », le russe en tant que langue maternelle est parlé dans une fourchette variant de 20 à 50% de la population. iii Base qui a formé un parti politique ce printemps, appelé le « Parti de la Nouvelle Russie ». iv « L’Ukraine, c’est „la Nouvelle Russie“, c’est-à-dire Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kheerson, Nikolaev, Odessa. Ces régions ne faisaient pas partie de l’Ukraine à l’époque des tsars, elles furent données à Kiev par le gouvernement soviétique dans les années 1920. Pourquoi l’ont-ils fait ? Dieu seul le sait. » Paroles tenues par le président russe lors d’une émission télévisée le 17 avril dernier, citées dans un article du journal francophone Le Monde daté du 3 septembre 2014. http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/09/03/comment-le-discours-de-poutine-sur-l-ukraine-s-est-radicalise_4480601_4355770.html. v Avec pour risque que l’Ukraine ne se rapproche encore plus de l’Occident via l’OTAN.