Compte-rendu d’une table ronde tenue en marge de la réunion annuelle des membres du Forum Ost-West, Berne, le 21 août 2018
La date du 21 août 2018 a été marquée par le cinquantième anniversaire de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, pays au cœur de l’Europe ; cinquante ans plus tard, le comportement et la situation de la Russie continuent à susciter craintes et interrogations : l’organisation et le déroulement de la Coupe du monde de football dans ce pays durant l’été tout comme la date-événement de 1968 ont ainsi permis de nourrir la discussion de la table ronde autour de l’actualité des relations « est-ouest ».
La grande messe footballistique estivale a été l’occasion, côté cour, de démontrer au monde que la Russie est un pays développé, moderne et ouvert, capable d’organiser un grand événement en toute sécurité, et ce même dans les grandes villes lointaines de la province russe – bien souvent méconnues du grand public avant l’événement. La bonne ambiance régnant dans les rues, festive, mélangeant fans de tous horizons festoyant librement, a été certainement une vitrine internationale positive pour le Kremlin. Au niveau intérieur, la Coupe du monde a dopé la fierté des Russes en les rassemblant, le temps d’un long mois, sous la bannière d’un certain sentiment de puissance et prestige retrouvés.
Côté jardin, un tableau plus large et quelque peu différent peut être articulé et ne doit pas faire oublier le contexte actuel, celui régnant dans le pays et au niveau international : concernant le déroulement des matchs, la sécurité s’est traduite par une omniprésence policière dans les rues, témoignant indirectement des capacités de contrôle du régime en place. Au niveau social, l’âge du départ à la retraite a été élevé de huit ans pour les femmes, déclenchant dans le pays tensions et crispations. Sur la scène internationale, les relations de la Russie avec ce qu’elle considère comme « l’Etranger proche » (i.e. les actuels pays indépendants qui faisaient partie de l’URSS, par exemple l’Ukraine) démontrent sa volonté d’une reconstruction historique de sa puissance, regain soutenu par une propagande dénonçant un Occident menaçant.
En effet, la Russie considère le monde comme étant multipolaire – monde composé de pôles en concurrence qui agissent pour la défense rationnelle de leurs intérêts. Militairement, cette idéologie passe par un développement de l’armée et la conclusion d’alliances militaires au niveau international, en lien avec une réactivation mondiale de l’action des services secrets russes. L’actuel rapprochement de Moscou avec la Chine et l’Asie centrale s’inscrit également dans cette vision du monde, teintée de réalisme politique. On est loin de la Fin de l’histoire prônée par Francis Fukuyama…
Economiquement parlant, la Russie reste néanmoins faible, ce qui péjore ses objectifs stratégiques. Les disparités économiques restent criantes entre les centres urbains et la campagne. La politique menée par M. Vladimir Poutine et les sanctions de la part de l’Occident sont en partie responsables de cet état de faiblesse à court terme, quand bien même les insuffisances structurelles héritées de l’URSS restent énormes.
Malgré la propagande d’Etat, la Coupe du monde a éventuellement permis de montrer à la „Russie profonde“ que les Occidentaux restent des gens fréquentables qui ne sont pas atteints de tous les maux de la civilisation libérale selon ladite propagande (homosexualité, déshérence spirituelle, etc…). De plus, malgré l’actuel verrouillage substantiel du pouvoir, cette grande messe du football a fait apparaître qu’il existe une jeunesse active politiquement au niveau local en Russie, jeunesse qui fait vivre la démocratie : ceci préfigure de bons auspices pour la prochaine génération – quand le « système Poutine » ne sera plus.
Du côté de l’Occident, la Russie véhicule actuellement des images négatives et nourrit de l’incompréhension, en particulier avec son action en Crimée et en Syrie, les cyberattaques dont les USA ont fait l’objet lors de la présidentielle, ainsi que les empoisonnements récurrents d’exilés russes en Grande-Bretagne.
Concernant la commémoration du 50ème anniversaire de l’intervention du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, elle pose problème à l’actuel gouvernement tchèque, soutenu par les communistes, en partie nostalgiques de cette époque. Pour les témoins de l’événement présents à la table ronde, la violence de l’intervention (voitures écrasées, défilé de panzers dans les rues de Prague et le bourdonnement sombre des avions Antonovs en approche) et la jeunesse des soldats « envahisseurs » ont marqué les mémoires, ce qui a justifié l’exil pour un grand nombre de ces témoins.
En l’absence d’un travail historique précis et d‘ „activation mémorielle“ sur cette période (les conséquences chiffrées de l’intervention soviétique n’ont toujours pas été établies, entre autres celle du nombre de morts), cet épisode est souvent méconnu et nébuleux pour de nombreux Tchèques de la jeune génération. Sans travail historique sur cet événement difficile, la Tchéquie restera au niveau politique et générationnel potentiellement instable et clivée.
En conclusion, il est éloquent que la Russie de M. Vladimir Poutine « phagocyte » régulièrement de nombreuses discussions en lien avec l’actualité des régions orientales de l’Europe. L’ « Est » n’est pas seulement la Russie, la Russie n’est pas que M. Vladimir Poutine : l’actualité des relations est-ouest devrait idéalement témoigner de cette pluralité….
Frédéric Steputat, membre du Comité directeur du Forum Ost-West, ce 1er septembre 2018.