La Crimée : une terre russe ?[1]
Frédéric Steputat, juillet 2014
A voir avec quelle rapidité Vladimir Poutine a rattaché la Crimée à la Russie par traité en mars 2014, et avec quelle verve il a été soutenu dans ce dessein par la population russe, il est légitime de s’interroger quant à l’importance et la signification que revêt cette péninsule de la mer Noire aux yeux de la Russie. L’histoire, à ce titre, peut nous donner quelques lumières.
Durant la deuxième moitié du premier millénaire, après la fin de l’Empire romain d’Occident, la Crimée, appelée alors la Chersonèse Taurique, est une terre byzantine, grecque, une presqu’île géographiquement bien placée, ouverte sur la mer Noire, à la croisée des routes commerciales nord-sud et est-ouest, par lesquelles poussent traditionnellement les tribus nomades vers l’Occident.
La Russie, à cette époque, n’est encore qu’en gestation dans le bassin du Dniepr, lorgne du côté de la riche Crimée, très proche, et va se convertir au christianisme orthodoxe. La Crimée byzantine va d’ailleurs jouer un rôle non négligeable dans ce processus et participer à la formation de la première Église russe. Pour la Russie, la région des rives nordiques de la mer Noire apparaît comme un foyer d’origine de sa civilisation.
Dès l’an 1000, Constantinople faiblit lentement mais sûrement sous, entre autres, les coups de sabre des Croisés et des Seldjoukides : les commerçants vénitiens et génois en profitent alors pour s’installer sur les côtes sud de la Crimée en ouvrant quelques comptoirs. Au 13ème siècle, arrivant de Haute Asie, les Turco-mongols de la Horde d’Or finissent, quant à eux, par occuper une majeure partie nordique de la péninsule, qui deviendra ainsi tatare et musulmane, et où apparaîtra, dès le 15ème, un khanat tatar sous obédience ottomane et dont le territoire poussera jusqu’en moyenne Volga.
La Russie moderne, durant cette période, se structure politiquement bien plus au nord, loin de la Crimée, autour de la Moscovie et sous le joug mongol – mais les relations entre les Tatars de Crimée et la Moscovie ne tarderont pas à se détériorer: ces États se feront bientôt la guerre pour des considérations territoriales le long du Volga, cette vaste zone devenant lentement une marche d’empire pour la Russie, du « coude » du fleuve, à Kazan, jusqu’aux steppes de la Caspienne[2].
La Crimée ne devient, finalement, juridiquement russe qu’en 1783, sous Catherine II, à une époque où la Russie – devenue empire – se cherche un débouché sur les « mers chaudes », histoire de se donner un avantage économico-militaire stratégique à la hauteur de son rang, et, pourquoi pas, de s’ouvrir une voie royale sur les Détroits et une reconquête possible des anciennes terres byzantines et orthodoxes.
Dès l’annexion de la Crimée, cette péninsule brille tel un bijou lumineux, suavement méridional dans l’immensité de l’empire, devient le lieu de villégiature favori de l’aristocratie russe fuyant le climat humide et les phtisies de Saint-Pétersbourg : de nombreux palais y poussent alors comme des champignons le long de la côte, se juchent dans de vastes parcs à la toscane, piquetés de multiples cyprès, à l’image de celui de Livadia, à Yalta, qui deviendra la résidence estivale de choix des Romanov.
Les Tatars, quant à eux, prendront rapidement le maquis, disparaîtront dans l’ « hinterland » criméen et vivront principalement d’un commerce localisé, d’agriculture vivrière et d’artisanat.
Bénéficiant d’un positionnement géographique et climatique avantageux, de débouchés économiques et militaires certains, la Crimée s’impose donc rapidement comme un des points cardinaux de choix de la Russie du 19ème – une cerise posée sur le grand gâteau impérial russe.
Ce lien qu’entretient la Russie avec la Crimée se fortifie avec la guerre qui se déroule de 1853 à 1856 sur les rivages sud de la péninsule principalement, entre les troupes du Tsar Nicolas 1er et celles de l’Angleterre et de la France. Profitant de l’affaiblissement progressif de la Porte et de la montée du nationalisme des peuples orthodoxes dans les Balkans, dominés par les Ottomans, la Russie voit un moyen de s’assurer un ancrage définitif sur les berges de Méditerranée : elle déclare la guerre aux Turcs tout en apportant un soutien aux « peuples frères » danubiens – ce que les puissances occidentales, soucieuses de maintenir l’équilibre des forces en Europe orientale, ne peuvent tolérer. Une expédition militaire franco-anglaise d’envergure est alors envoyée dans ces confins de l’Europe, et se termine par un siège meurtrier d’une année de la ville portuaire et militaire de Sébastopol, où les populations civiles, entre autres, paieront un lourd tribut, celui de la mort, de la désolation et de la défaite. Le traité de Paris – finissant la guerre dite « de Crimée » – laissera certes la Crimée à l’empire russe mais cet épisode marquera durablement la mémoire collective du pays[3]. C’est également en conséquence de cette guerre que la majeure partie des Tatars de Crimée quittera la péninsule, ce qui ne manquera pas de rompre définitivement l’équilibre démographique de la Crimée, à l’avantage des Russes.
Après la Révolution d’Octobre et dans la situation confuse née de la guerre civile, le nationalisme tatar et sa volonté d’autodétermination revient au pas de charge, mais sans résultat : la Crimée sera « bolchevisée » avec force dès 1921. Ceci mettra également fin aux visées ukrainiennes apparaissant à cette époque sur la péninsule, ces dernières se nourrissant du dépeçage politico-territorial de l’empire russe entamé avec le traité de Brest-Litovsk.
Durant l’entre-deux-guerres, l’avènement du stalinisme est marqué par une lutte contre toutes résurgences du nationalisme tatar ; durant la deuxième guerre, la Crimée est envahie par la Wehrmacht en 1941, peu après le début de la campagne de Russie : Sébastopol, comme au 19ème siècle, doit derechef essuyer un siège sanglant qui durera un hiver, avec, à la clef, une victoire des Allemands. Ce siège va rouvrir de vieilles blessures nationales et indirectement le lien émotionnel des Russes pour la péninsule. Après Stalingrad et le reflux nazi, Staline déporte un nombre élevé de Tatars vivant encore en Crimée, soupçonnés qu’ils sont d’avoir collaboré avec l’envahisseur nazi, et accueillera, à Yalta justement, la célèbre conférence réglant le sort de l’Europe ; cette ville de Crimée symbolisera bientôt, pour les Russes, la fin de la cruelle et terrible Grande guerre patriotique.
En 1954, au début de la déstalinisation, la Crimée est « offerte » à la République socialiste soviétique d’Ukraine par Khrouchtchev, histoire de marquer, entre autres, le 300ème anniversaire de la volonté des peuples ayant habité en Ukraine au 17ème siècle de se rapprocher de la Russie.
Cet acte est, pour le comité centrale du Parti communiste, avant tout un transfert symbolique qui a lieu au sein de l’espace institutionnel soviétique, et Moscou maintiendra un certain contrôle des installations militaires sises dans les ports de Crimée, dont celui de Sébastopol.
La déstalinisation permet également aux Tatars d’être réhabilités, mais ces derniers ne pourront rentrer au bercail, sur leur « Terre promise » : il faudra attendre la perestroïka pour qu’un tel retour devienne envisageable.
Avec la fin de la guerre froide, la question criméenne est une nouvelle fois posée, mais les accords de 1994 confirment alors ceux de 1954 : la Crimée restera dans la nouvelle Ukraine indépendante, mais ses ports seront accessibles aux intérêts stratégiques russes, un bail étant passé avec Kiev.
Depuis la chute de l’URSS, les habitants de la péninsule, majoritairement russes, manifesteront régulièrement une volonté d’autodétermination, dont celle d’un rapprochement avec Moscou. En mars 2014, un plébiscite très rapidement organisé dans le sillage des événements de Maïdan scellera ce vœu ; la suite de l’histoire nous est connue…
La Crimée ne rentre, juridiquement, que tardivement dans l’histoire russe, ce bout de terre présentant de puissants atours à un empire avant tout continental, désirant jouer un rôle hégémonique dans la région. C’est également dans la région de la mer Noire qu’il est possible de remonter aux sources de la civilisation russe, et c’est en Crimée que se sont produits des grands moments de l’histoire russe contemporaine, comme la guerre de Crimée et la tenue de la conférence de Yalta, moments bien présents dans la mémoire collective nationale.
L’occasion de reprendre pied en Crimée était manifestement trop belle pour Valdimir Poutine en cette fin d’hiver 2014, président en butte à la mondialisation occidentalo-libérale et apparemment nostalgique des anciennes gloires impériales.
Frédéric Steputat, Forum Ost-West, M.A. en histoire et relations internationales.
[1] Texte inspiré, entre autres, d’un article paru dans le magazine « l’Histoire » en mai 2014 : « La Crimée, une péninsule convoitée » de Pierre Gonneau.
[2] Les Khanats de Kazan et d’Astrakhan finissent par tomber sous les assauts russes au 16ème siècle. Mais celui de Crimée va perdurer jusqu’au 18ème siècle et arrivera même à attaquer Moscou. D’ailleurs, une des minorités oubliées du grand jeu de mars 2014 est la minorité tatare de Crimée : quel sera son statut dans la Fédération de Russie ?
[3] A ce titre, les Récits de Sébastopol de Tolstoï méritent d’être relus. Ce court texte comporte déjà quelques éléments de la grande prose du maître russe, celle marquée par des descriptions ethnographiques précises et un grand réalisme. Dans ces récits, le patriotisme des troupes russes est mis en exergue, celui des petits paysans-soldats envoyés au front défendant dignement leur pays. Ce patriotisme est mis constamment en balance avec la vanité des officiers, se battant avant tout pour leur petite gloire personnelle et désirant, par des actes héroïques, s’assurer une certaine ascension sociale.